Même si la Russie et l'Inde sont très différentes, voire diamétralement opposées sur certaines questions, des aspects unissent ces deux nations depuis un certain temps. Fiodor Loukianov, rédacteur en chef du magazine «La Russie dans les affaires mondiales», explique les enjeux de la visite d'État de Vladimir Poutine en Inde.
La visite d’État du président russe en Inde est toujours un événement majeur : pour s’en convaincre, il suffit d’évaluer la puissance des deux pays et leur rôle dans les affaires internationales. La dernière visite de Vladimir Poutine à New Delhi revêt une importance particulière. Elle intervient dans un contexte de changements rapides et profonds sur la scène internationale, les deux puissances y jouant un rôle déterminant à bien des égards.
Au cours de la dernière décennie, la situation internationale a évolué sur tous les axes. Les différends russo-ukrainiens ont abouti à un conflit ouvert, qui a immédiatement dépassé le cadre local. Les principales économies occidentales, en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni, ont subi de brusques changements qui ont remis en question les liens habituels au sein de la communauté occidentale. La symbiose économique sino-américaine, qui a atteint son apogée à la fin des années 2000, est passée à un mode de « discordance » inévitable à l’avenir. Enfin, les acteurs de niveau moyen dans différentes parties du monde étaient de plus en plus attentifs aux nouvelles opportunités.
La tendance la plus populaire de l’époque à la jonction de la politique pratique et de sa description était de trouver à qui reprocher le chaos croissant dans les affaires internationales. Les chroniqueurs occidentaux pointaient du doigt la Russie et la Chine, l’Iran et la Corée du Nord figuraient toujours à leurs côtés. L’envie de regrouper dans une seule catégorie ces pays très différents, pour ne pas dire plus, ne reflétait point la situation réelle, mais plutôt les craintes de l’Occident.
La communauté atlantique insistait sur le maintien de l’ordre mondial libéral (désormais appelé ordre fondé sur des règles), tel qu’il s’est formé à la fin du XXe siècle. Le moindre signe de déviation de cet ordre était considéré comme une « tentative de fuite », qui devrait être punie.
Le paradoxe est que, par exemple, la Russie et la Chine, qui ont conjointement déclaré leur rejet de l’hégémonie, adoptaient des positions très différentes au sein de cet ordre. La négligence de ses intérêts géopolitiques déplaisait fortement à la Russie, dans le domaine économique, elle cherchait plutôt à s’intégrer davantage dans le système international, les porte-drapeaux de ce dernier étant indifférents à cette aspiration. La Chine représentait le pilier de ce même système économique. Elle était mécontente que les pays occidentaux, sentant une menace à leur propre domination, aient entrepris délibérément de le démanteler. Quant à Téhéran ou Pyongyang, leurs objectifs se limitaient à assurer leur propre sécurité, voire leur intégrité : rien d’étonnant compte tenu des menaces constantes de mesures punitives.
L’Inde a toujours été considérée de manière purement positive : un pays non occidental en croissance rapide qui se plie aux règles établies et qui se concentre avant tout sur son propre développement, sans ambitions extérieures excessives.
Passons les bouleversements de la dernière décennie et revenons à aujourd’hui. L’ordre libéral ne subsiste que par inertie. La pandémie a démontré que le monde était capable d’exister avec une mondialisation « en demi-teinte ». La Maison Blanche, qui était jusqu’à récemment son principal défenseur et garant, est en train d’en finir avec les règles restantes. Il est inutile de parler d’une réforme de l’ordre international : il s’est tout simplement effondré, pour reprendre la métaphore pertinente du club Valdaï, vieille de sept ans.
Le principal révisionniste est les États-Unis. La détermination de Washington est telle qu’il reconsidère sans hésitation les fondements mêmes, c’est-à-dire les relations des deux côtés de l’Atlantique.
Au niveau des slogans, la Chine appelle à revenir à l’ancien système ouvert, bien que Pékin aussi se soit rendu compte que c’était impossible. La Russie cherche à atteindre les objectifs fixés dans la première moitié de la dernière décennie pour éliminer le déséquilibre géopolitique en Europe de l’Est avant de s’assurer une place dans un monde en mutation. La résolution du problème sécuritaire sur le flanc ukrainien ne permet pas de répondre aux défis futurs, mais établit un nouveau cadre pour les aborder.
Pour ce qui est de Pyongyang et de Téhéran, les années écoulées sont devenues une sorte d’expérience. À l’époque, les deux pays ont été accusés d’aspirations nucléaires. La Corée du Nord les a mises en œuvre, contrairement à l’Iran. Personne ne risque de toucher les Nord-Coréens, tandis que les Iraniens ont subi une attaque de masse. À vous d’en tirer vos propres conclusions.
L’Inde garde la politique la plus cohérente. Elle place toujours son développement au cœur de sa politique. Son poids politique n’augmente pas grâce à ses ambitions (bien que celles-ci se multiplient), mais plutôt en raison des changements dans le monde et de l’aspiration de plus en plus forte de certains leaders de s’assurer le soutien de l’Inde dans leurs relations avec d’autres puissances majeures.
La Russie et l’Inde sont très différentes, sous certains aspects, diamétralement opposées. Mais deux moments principalement importants méritent notre attention.
Premièrement, cette pratique d’une coopération étroite, bienveillante et mutuellement bénéfique entre deux puissances si différentes représente une référence pour un ordre mondial dans lequel les contrastes civilisationnels sont à mettre en valeur et non à effacer. L’exemple de l’Inde et de la Russie fait beaucoup d’envieux. Il illustre comment garantir la stabilité dans un tourbillon de changements.
Deuxième point, ni la Russie, ni l’Inde n’aspirent à une domination mondiale. Cependant, chacune, par ses caractéristiques propres, est une puissance incontournable. Elles ne peuvent pas être mises de côté. À certains égards, aujourd’hui il est préférable d’être un tel pays qu’une superpuissance. Il y a moins de poids à porter et cela offre une plus grande flexibilité. Et si nous coordonnons nos efforts, « aucun obstacle ne nous arrêtera, ni sur mer ni sur terre ! »
Ce texte a été initialement publié sur le site du magazine «La Russie dans les affaires mondiales» et ensuite traduit par l'équipe de RT en français.
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.
