Depuis la conversation entre Trump et Poutine, l’agenda des négociations s’emballe. Pour Karine Bechet-Golovko, l'ouverture du processus n’est pas en soi une garantie de résultat, car la question centrale reste celle de la faisabilité objective d’un compromis entre les Atlantistes et la Russie, pouvant déboucher sur un nouvel équilibre stratégique.
La négociation diplomatique est un art, qui se situe à peu près à mi-chemin entre la raison d’État et le cynisme des marchands. Montrer trop d’intérêt, c’est faire preuve de faiblesse, c’est devenir demandeur. En ce sens, l’on pourrait penser que Trump est dans la position du demandeur. Il ne cesse depuis sa candidature à la présidence et ensuite depuis sa prise de fonction de parler de la fin de la guerre en Ukraine, de la promettre, de l’annoncer.
Certes, Trump a besoin de ces négociations, car il a besoin de faire plier la Russie – à moindre coût. Il comprend parfaitement, que sans une implication directe des forces militaires des pays de l’OTAN, les Atlantistes n'auront aucune chance de gagner cette guerre. Or, d’un point de vue purement pragmatique, impliquer les forces de l’OTAN contre l’armée russe aurait un coût énorme, impossible à évaluer. Sans même parler des conséquences géopolitiques, dont la première serait d’emporter ce Monde global dans les poubelles de l’histoire. C’est un risque, qu’il ne veut pas prendre. D’où son jeu en deux temps :
- continuer à soutenir financièrement l’Ukraine, pour ne pas laisser gagner la Russie (comme il l’a déclaré), tout en lançant le processus de négociations avec la Russie ;
- transférer le coût de l’implication militaire en Ukraine sur les épaules des Européens dans un premier temps, afin d’entrer en jeu si les négociations avec la Russie ne permettent pas de garantir les intérêts atlantistes.
Pour cela, Trump se constitue une image de «faiseur de paix», comme si les États-Unis étaient neutres dans un conflit qui ne concernerait que la Russie, l’Ukraine et à la rigueur l’Europe. Et comme disait Talleyrand, «en politique, ce qui est cru devient plus important, que ce qui est vrai».
«Ici, l'Ukraine est un moyen, non un but»
C’est bien dans ce contexte, que la conversation téléphonique entre Trump et Poutine s’est tenue le 12 février. La mise en scène fut parfaitement hollywoodienne : après la visite de Steve Witkoff, le «négociateur» de Trump, Marc Fogel «l’enseignant au passeport diplomatique» est libéré des prisons russes, où il purgeait une peine pour trafic de drogue. Il est reçu en grande pompe à la Maison-Blanche devant les caméras. Il est alors possible de parler à la Russie, puisque le geste a été fait. Par elle. Comme le souligne CNN : «Steve Witkoff, qui sera l'un des principaux négociateurs de Trump sur le conflit, a souligné plus tôt mercredi la libération de l'Américain Marc Fogel, détenu à tort, comme "une indication des possibilités" pour l'avenir de la guerre russe en Ukraine».
Dans la logique des négociations agressives, il est important que votre adversaire fasse le premier pas. L’échange reste donc médiatiquement strictement putatif, puisque Alexandre Vinnik, citoyen russe incarcéré aux États-Unis pour trafic de cryptomonnaie, doit être lui aussi libéré, mais ne sera pas à Moscou avant le coup de fil. Il n’y a pas eu d’échange dans le sens direct du terme, pas d’équilibre, pas d’images. Et pour les gens n’existent, que ce qui a été vu, qui permet de croire – au-delà de ce qui est. Ainsi, en Occident, le discours se construit autour d’un Trump – « homme providentiel », qui après avoir lutté contre les dérives wokistes avec l’aide d’Elon Musk, le «libertarien des valeurs néo-traditionnelles», va enfin apporter la paix. Cette Pax Americana renouvelée, offerte au monde entier, rentré gentiment à la bergerie, après quelques moments de crise d’adolescence.
Autrement dit, Trump, le nouveau Tsar du monde global, doit pacifier ses territoires. Et cela passe non pas par la paix en Ukraine, mais par l’alignement de la Russie. Ici, l’Ukraine est un moyen, non un but.
Dès lors les contacts se mettent en place. La CIA et le SVR (Service du Renseignement extérieur russe) ont reçu ordre d’activer les contacts et de préparer le terrain des négociations pour leurs présidents respectifs. Alors que les présidents russe et américain s’étaient invités respectivement et avaient accepté, Trump parle tout à coup d’une prochaine rencontre en Arabie Saoudite, ce qui est docilement repris par les médias. Et tout le monde y travaille.
La question centrale qui reste toutefois en suspens, au-delà de toute cette mise en scène, est de savoir s’il est objectivement possible de trouver un compromis et à quel prix.
En principe, une guerre ne prend fin que dans deux cas : soit quand la source du conflit a été éliminée, soit quand une partie capitule par fatigue. Et ici, se situe la première divergence fondamentale entre les positions des deux Chefs d’État.
Poutine l’a signalé lors de leur conversation téléphonique : si le Président russe est d’accord avec son homologue américain sur le fait que le temps est venu de reprendre les contacts et qu’une régulation à long terme du conflit est possible par la voie diplomatique, il a aussi rappelé que pour cela, il était impératif d’éliminer la source première du conflit.
«Le combat prend fin avec la disparition politique de l'ennemi»
De son côté, Trump joue sur «la fatigue» politique, qu'il entreverrait chez Poutine, déclarant dès son entrée en fonction, au sujet de son homologue russe : «Il ne peut pas être ravi, il ne va pas très bien», a déclaré Trump aux journalistes dans le Bureau ovale quelques heures après son investiture le mois dernier. «La Russie est plus grande, elle a plus de soldats à perdre, mais ce n’est pas une façon de diriger un pays».
Nous sommes bien ici face à deux approches totalement divergentes, une différence qui ne tient pas à la personnalité des présidents américains, mais aux caractéristiques de l’élite atlantiste à laquelle ils appartiennent. Le lancement de l’Opération militaire fut le résultat de l’échec des négociations de garanties de sécurité entre Poutine et Biden. Ces négociations semblent reprendre aujourd’hui. Mais est-il réaliste de penser qu’elles peuvent être obtenues par la négociation, simplement en raison du changement de locataire à Washington ?
L'URSS a pu garantir sa sécurité pendant un temps, grâce à la victoire écrasante obtenue lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui n’a pas empêché ses «alliés» d’alors de lutter ensuite contre elle par l’intermédiaire des politiques du Containment puis du Roll Back, jusqu’à sa capitulation en 1991. Le combat prend fin avec la disparition politique de l’ennemi.
Quoi qu’il en soit, au moins trois problèmes fondamentaux restent au cœur du contenu des négociations de paix, à savoir deux points sur lesquels les compromis ne peuvent être acquis qu'au prix de la capitulation de l'une des parties.
Tout d’abord se pose la question de la reconnaissance juridique des frontières russes. Il s’agit bien pour la Russie d’obtenir une reconnaissance juridique et non de facto. Or, si déjà ce point est particulièrement problématique pour les Atlantistes, car il implique la reconnaissance d’un recul du Monde global et la reconstitution d’une (certes petite) partie du Monde russe, le président Poutine parlait par ailleurs des frontières administratives des nouveaux sujets entrés dans la Fédération de Russie et non pas de la ligne de front. Ce qui concerne des villes russes importantes comme Kherson ou Zaporojie. Faire sortir l’armée atlantico-ukrainienne de ces zones et reconnaître juridiquement les nouvelles frontières russes constitueraient une défaite atlantiste, qui mettrait ce Monde global en péril, car il montrerait pour la première fois qu’il est faillible. Or, il repose sur l’intimidation et la corruption des élites et des peuples.
«Les promesses n’engagent que ceux, qui y croient»
Ensuite, la question du contrôle politique du reste du territoire ukrainien, si elle est devenue plus secondaire depuis l’intensification de la phase militaire du conflit, elle n’en garde pas moins toute son importance : car comment garantir des élections libres permettant la constitution d’organes étatiques légitimes, au minimum quand il n’y a plus de partis politiques d’opposition et quand à la suite des lois dites de «lustration», adoptées sous l’égide du Conseil de l’Europe, ce qui reste de la machine administrative et judiciaire a été idéologiquement nettoyé pour ne garder que des fonctionnaires pro-Maïdan ? Sans l’établissement d’une certaine étaticité en Ukraine, ce qui impose un minimum de souveraineté, donc une remise en cause de l’occupation politique de ce territoire par les Atlantistes, il ne peut pas y avoir de paix durable. Or, les Atlantistes ne peuvent envisager de se retirer de l’Ukraine, car alors naturellement l’Ukraine reviendrait dans le giron russe, comme un millénaire d’histoire commune l’y a conduit. La défaite globaliste serait écrasante.
Enfin, il n’est pas possible d’éviter la question du contrôle militaire du reste de l’Ukraine. La démilitarisation est un processus qui doit être surveillé, comme doivent être éliminées à la source toutes les tentatives d’instrumentalisation des groupes extrémistes pour déstabiliser la situation, afin que l’histoire récente ne se répète pas. Des missions du type de celles de l’OSCE dans le Donbass lors des accords de Minsk se sont déjà discréditées. De plus, comme nous le voyons avec la Finlande, la «neutralité» n’a qu’un temps et les promesses de non-entrée de l’Ukraine dans l’OTAN n’engagent ... que ceux, qui y croient.
Le contrôle du reste du territoire ukrainien est donc bien une question militaire. Les Atlantistes ne peuvent permettre à la Russie de le contrôler par une présence de ses forces militaires, ce serait in fine sa victoire et leur défaite. D’autant plus, que les Américains s’installent sur les terres ukrainiennes en prenant le contrôle de ses richesses naturelles. Les Russes ne peuvent pas se permettre des contingents étrangers à leurs frontières, quels qu’ils soient – américains, français, polonais, sud-africains ou indiens, cela réduirait à néant trois années de guerre, conduites pour renforcer sa sécurité. Et elle se retrouverait après le conflit, dans une situation pire que celle qui était la sienne avant l’Opération militaire. Ce serait alors sa défaite, ce qu’elle ne peut accepter.
Les Présidents Trump et Poutine ont discuté. Les échanges américano-russes vont continuer et ces prochains temps seront d’une intensité politico-médiatique particulièrement intrusive. Un nouveau front vient de s’ouvrir et les combats vont être particulièrement violents, car chacun y joue l’existence de son monde. La Russie aura-t-elle tiré les leçons des processus de Minsk et d’Istanbul et sera-t-elle prête à mener à bien ce combat ? C’est à souhaiter, car les échanges qui s’annoncent seront conduits sans pitié par les Américains. Et cette fois-ci, la Russie ne pourra pas dire «on nous a trompés». Soit elle ne sera pas «trompée» et elle n’aura dans ce cas plus d’adversaire à qui le dire, car elle aura vaincu ; soit elle ne sera plus là, comme entité politique, pour le dire et le monde sombrera dans une longue période glaciaire de servitude globale.